Les fleurs de l’ombre de Tatiana de Rosnay

Géométrie de la pulsion de mort

Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est 41eh-zjjfl.jpg

Alors qu’elle vient de quitter son deuxième mari et qu’elle est en quête d’un nouveau logement, Clarissa Katsef (un nom qui se laisse entendre de plusieurs manières) se voit proposer d’intégrer un programme réservé aux artistes et connu sous le nom de CASA. En louant un atelier-logement tout neuf et ultra-connecté construit sur les ruines d’un Paris futuriste marqué par la pulsion de mort, elle consent à se soumettre à quelques paramétrages indispensables. Ici, l’intelligence artificielle prendra soin d’elle et anticipera tous ses désirs en la protégeant d’un monde réputé hostile. Elle pourra écrire son nouveau roman en toute tranquillité. Voilà qui est alléchant. Las, le pendant d’un tel système, c’est la cybersurveillance qui s’exerce à tous moments avec une intrusivité et des exigences qui paraissent peu compatibles avec l’acte créateur. En échange de ses services, la machine, insatiable, scrute le vivant, s’en repaît, se nourrit de ses savoirs jusqu’à l’insu. Forée de tous côtés par l’oeil invisible, Clarisse s’en trouve dévitalisée. Les promesses de CASA sont comme celles de l’aube de Romain Gary : jamais tenues, elles tournent au ravage.

Pourquoi se soumettre à tout cela ? Pourquoi consentir et comment résister ? C’est la question qui agite le lecteur renvoyé à ses propres aliénations.

Quand les fictions actuelles mettent plutôt en scène des personnages jeunes, dynamiques, dotés de corps irréprochables, voici un roman dont l’héroïne, c’est assez rare pour le signaler, est une femme d’âge mûr en proie aux effets du temps sur le corps et l’esprit. Ses forces l’abandonnent, sa pensée n’est plus aussi vive, sa mémoire peut flancher mais qu’importe, c’est bel et bien une héroïne, de celles qui affrontent périls externes et tourments intimes avec une énergie et une détermination peu communes. 

Clarissa Katsef  est venue à l’écriture sur le tard, après une carrière de géomètre. Le récit ne cache pas l’intérêt singulier qui oriente son existence et la conduit sur les ultimes traces de Virginia Woolf et Romain Gary. Qu’est-ce qui raccroche à l’existence ? Qu’est-ce qu’on éprouve à l’heure de céder à l’irrépressible pulsion de mort ? Qu’en est-il des effets sur les lieux ainsi marqués ? Clarissa visite maisons et appartements, Clarissa arpente, Clarissa mesure à l’aune de son propre désir cabossé. Sa jouissance, au sens lacanien du terme, se lit ici en filigrane et sa curiosité, que d’aucuns qualifieraient de morbide, est une quête de reviviscence.

L’écriture, dans l’exacte continuité de sa recherche d’élan vital, constitue, pour l’héroïne, le traitement d’un impossible à dire qui a scindé sa vie d’adulte en deux et l’a éloignée de l’homme qu’elle aimait. 

 On suit avec intérêt le cheminement de Clarissa, portée par le style gracieux et précis de Tatiana de Rosnay.

Françoise Guérin

Les fleurs de l’ombre de Tatiana de Rosnay, éditions Robert Laffont/Héloïse d’Ormesson, 2020.


Laisser un commentaire